Le mythe de Furies


Les exécrations personnifiées

Les Furies, ces redoutables divinités de la mythologie antique ne sont autres que les malédictions et les exécrations personnifiées. Les Grecs les nommaient Erinnyes et Euméides. Le surnom d'Euménides (bienveillantes), fut sans doute employé par ceux qui craignaient de prononcer un nom aussi terrible que celui d'Érinnyes. On retrouve quelque chose d'analogue dans l'ancienne mythologie calédonienne. Redoutant d'éveiller le courroux de leurs fées malfaisantes, les crédules Écossais ne les appelaient jamais que Daoine shi (gens de paix).
Il serait tout à fait absurde d'adopter la distinction du commentateur Servius, suivant lequel les différentes appellations des Furies se rapportent aux lieux qu'elles habitent successivement. Ainsi, Euménides dans les enfers, elles seraient Furiœ sur la terre, Dirœ dans le ciel, où elles siègent au pied du trône de Jupiter. Rien dans les auteurs anciens ne justifie cette prétendue localisation de noms. Les Euménides, Érinnyes, Furies, Aræ, Poinæ, Diræ, sont toutes des imprécations personnifiées sous divers aspects, mais au fond parfaitement identique, et formant une immense famille de divinités redoutables, qui ont pour mission de punir le parjure, les crimes, la violation du droit d'hospitalité.
Ce n'est que plus tard, lorsque les traditions eurent pris cette forme précisé et déterminée qui distingue les âges postérieurs, que les mythologues, dans l'impossibilité de joindre à leur triade de Furies les autres divinités qui offraient les mêmes caractères, s'efforcèrent de systématiser les croyances confuses de la haute antiquité pour en former un tout bien arrangé et bien complet.


La mission des Furies de l'antiquité primordiale

Regardées généralement comme les vengeresses du sang, les Furies ne nous paraissent pas avoir eu ce caractère indéterminé dans les mythes de l'antiquité primordiale, qui nous les représentent, autant qu'on peut en juger par le petit nombre de documents qui nous restent, comme vouées à une mission spéciale, celle de punir les enfants qui outragent leurs parents ou portent sur eux des mains criminelles. C'est ce que nous montrent, d'une part, le passage de l'Iliade où Junon apostrophe Mars en ces termes: « les Furies, vengeresses, ont donc exécuté les imprécations que ta mère a proférées contre toi. », et d'autre part, les imprécations d'Amyntor, qui demande aux horribles Furies « que jamais aucun fils, né de Phœnix, son fils, ne fût assis sur ses genoux. » Ces expressions des tragiques, les malédictions ou furies de la mère, les Érinnyes de la mère, les chiens terribles de la mère, n'ont pas d'autre signification, et nous citerons encore à l'appui de l'hypothèse que nous mettons en avant le passage d'Hérodote, où il est dit que les Égéides de Sparte, dont les enfants périssaient à peine parvenus au début de la croissance, élevèrent un temple aux Érinnyes de Laïus et d'Œdipe. A Athènes enfin, on sacrifiait aux Furies, en les suppliant de protéger la santé des enfants, et de veiller à la fécondité des épouses.
Si l'on regarde donc les Érinnyes comme ayant la fonction spéciale d'empêcher la violation de la loi de la famille, pivot de toute société primitive, on ne s'étonnera plus que les anciens aient fait de ces divinités les êtres les plus terribles du monde souterrain, et qu'ils leur aient attribué un pouvoir dont l'origine remonte au delà du règne de Jupiter.
En leur laissant leurs terribles attributs, on agrandit peu à peu le domaine dans lequel la puissance des Furies devait s'exercer. Déjà, dans Homère, outre leur mission de punir les parricides en les frappant dans la personne de leurs enfants, elles poursuivent aussi de leurs fouets sanglants ceux qui ont commis quelque faute grave envers les vieillards, les parjures, les hôtes impies qui massacrent les fugitifs auxquels ils avaient donné asile. Nous verrons bientôt de quelle manière cette idée s'étendit à mesure que la divinité des Furies prit un caractère de personnalité plus fortement dessiné.


Les Furies selon les différents auteurs

Primitivement, les Furies sont aussi nombreuses que les malédictions qui sortent de la bouche du père outragé. Dans Homère, elles n'ont ni nombre déterminé ni nom particulier. Habitantes de l'Érèbe, c'est là qu'elles demeurent tant qu'une imprécation prononcée sur terre ne leur donne pas et vie et mouvement. La volonté du destin leur laisse plein pouvoir sur le coupable, et pendant sa vie et après sa mort. Du reste, elles sont divinités du destin, comme les Parques. Elles excitent au mal l'homme prédestiné, et s'opposent à ce que l'art divinatoire lui révèle trop clairement les crimes qu'il doit commettre. Leurs ministres sont les filles de Pandare. Telle est la tradition homérique sur les Furies qui portent, dans l'Iliade et l'Odyssée, les surnoms de Stygera, Daspletis (terribles), et de Aerophoites (qui voyagent dans les nues).
Hésiode, qui ne fait non plus aucune mention de leur nom ni de leur nombre, les désigne comme filles d'Uranus (le ciel) et de Gé (la terre). Selon lui, ce sont les puissantes déesses qui s'élancent, le cinquième jour de chaque mois, à la poursuite des parjures.
Suivant Epiménide, elles doivent le jour à Saturne et à Évonymé. Elles sont aussi les sœurs de Vénus et des Parques. Selon Eschyle, c'est la Nuit qui leur a donné l'être. Sophocle les fait naitre de Scotos (l'obscurité) et de Gé ; Servius, de l'Achéron et de la Nuit ; Hygin, de l'Éther, et de la Terre ; enfin, les Orphiques, de Pluton et de Proserpine. Ainsi qu'Homère et Hésiode, les tragiques ne donnent ni le nombre ni le nom des Furies à côté desquelles commencent à apparaître plus fréquemment des divinités parèdres, identiques avec elles dans l'origine, et dont on a vainement cherché à les isoler plus tard. Telles sont les Aræ (imprécations) d'Eschyle, qui, bien que nommées conjointement avec les Furies, dans l'Électre de Sophocle, n'en sont, au fond, nullement distinctes. Telle est encore Pœna (tantôt au singulier, tantôt au pluriel), qui, envoyée par Apollon contre les Argiens, faisait périr les enfants sur le sein de leur mère.
Il est bon de remarquer cependant que ces parèdres ne figurent nullement comme divinités du destin. Elles ne représentent qu'une des faces du caractère solennel attribué aux Furies par les anciens, et qui est le même dans les tragiques que dans les poètes antérieurs. Quand quelque meurtre s'est accompli, et surtout quand un fils ou un parent a trempé ses mains dans le sang de son père ou de ses proches, les Erinnyes ne tardent pas à apparaître. Elles viennent habiter les demeures souillées par d'affreux attentats, et y font entendre leurs chants funestes, entourant le criminel de leur ronde infernale, et lui hurlant à l'oreille un affreux hymne dans lequel elles retracent son forfait. Les poètes désignent ce chant par les noms de pœan, de thrénos erinnyôn, et de hymnos desmios.


L'immense pouvoir des Furies

Nul mortel ne peut se flatter d'échapper à leur vigilance. Elles le poursuivent sur terre et sur mer, comme le chasseur poursuit le gibier, et finissent par s'emparer de lui. Nulles supplications, nulles larmes ne sauraient les attendrir. Quelque obstacle s'oppose-t-il à leur marche incessante, elles invoquent Dicé (la justice) qui vient à leur secours. Car, quoique sévères, les Furies ne blessent jamais l'équité, et celui dont les mains sont pures n'a pas à redouter leur terrible pouvoir, qui s'étend non-seulement sur l'assassin, mais sur celui qui lui donne asile, sur des villes même, sur des contrées entières, où elles répandent la peste, la famine et la guerre.
Ainsi, dans les Euménides d'Eschyle, quand Oreste va échapper aux Furies qui le poursuivent: « Ah! divinités nouvelles, s'écrient-elles, vous avez foulé aux pieds d'antiques lois!... Et moi, je vais sur cette contrée, hélas! oui, je vais répandre le contagieux venin de mon cœur, ce venin fatal à la terre ; et les fruits périront dans leur germe ; et comme eux, les petits des bêtes et les enfants des hommes. Tes fléaux, ô vengeance, traceront partout, dans la contrée, les signes de la dévastation. »
Comme dans la mythologie homérique, les tragiques les représentent punissant les vivants aussi bien que les morts. La Moira, Parque primordiale, leur a confié son emploi, et ce sont elles qui, avec les autres Parques, fixent l'avenir inévitable, et courbent toutes choses, les dieux eux-mêmes, sous la loi de la Nécessité. Antérieures à Jupiter, qu'elles nomment un dieu nouveau, et qui ne put leur enlever le pouvoir lorsqu'il parvint au trône de l'Olympe, elles honorent cependant le roi des dieux, et le reconnaissent comme le souverain maître.
Leur demeure est le Tartare. C'est là qu'elles habitent, évitant toute communication avec les immortels, redoutées et haïes des hommes, sur lesquels leur main peut cependant répandre des bienfaits.


Les représentations des Furies

Eschyle, qui nous a fourni les principaux traits de cette rapide esquisse, fut le premier qui fit paraître les Furies sur la scène. Elles figuraient au nombre de cinquante dans sa tragédie des Euménides, les cheveux en désordre et entrelacés de serpents, couvertes de tuniques noires et flottantes, auxquelles étaient suspendues des vipères. Leurs yeux hagards et leur voix terrible, joints à cet appareil effrayant, jetèrent l'effroi parmi tous les spectateurs.
Euripide fut ensuite le premier qui donna des ailes à ces déités menaçantes.
Jamais l'art plastique, chez les anciens, n'a donné aux Furies des formes aussi hideuses que celles qu'Eschyle leur prête, et qui s'étaient déjà singulièrement modifiées dans les représentations théâtrales sous Périclès. On les représente ordinairement comme des nymphes au visage sérieux, qui s'apprêtent à une course.


Les Furies selon les poètes postérieurs

En général, les poètes postérieurs à Eschyle, et surtout les poètes latins, ont suivi les données d'Eschyle, quand ils ont eu à dépeindre les Furies. Ils les ont seulement de plus en plus reléguées aux enfers, où elles président aux supplices des âmes, les tourmentant à coups de fouet, et les donnant à dévorer aux serpents. Selon eux, elles n'apparaissent sur la terre que pour inspirer le meurtre et frapper les mortels de démence.
Ce sont ces poètes postérieurs qui ont réduit à trois le nombre des Furies et qui les nomment Alecton, Tisiphone et Mégère. Cependant, suivant un scoliaste de Sophocle, les Athéniens en reconnaissaient deux. Quant à la Furie principale et plus puissante que les autres, dont quelques poètes font mention, Bottiger conjecture avec raison qu'elle n'appartient nullement à la théogonie antique, mais qu'elle a été empruntée après coup à une disposition dramatique motivée par la mise en scène. Dans l'Oreste, une des Furies devait nécessairement conduire le chœur et parler pour ses compagnes devant l'aréopage. C'est là ce qui aurait donné lieu à l'idée d'une Erinnys, jouissant d'un droit de suprématie dont on ne découvre aucune trace dans les anciens poètes.


Le culte des Furies

On offrait aux Furies, ou de la néphalie (libation composée d'eau et de miel), des brebis noires, et surtout des brebis pleines. La tourterelle et le narcisse leur étaient consacrés.
Leur culte, très répandu en Grèce, florissait surtout à Athènes, depuis l'époque, fixée par l'histoire mythique, où Oreste vint se fixer dans cette ville, et parvint à se soustraire à la vengeance des noires déesses, qui consentirent à adopter pour patrie la cité de Cécrops. Elles avaient auprès de l'aréopage un temple célèbre, où dix prêtres présidaient aux Euménideia, fêtes célébrées en leur honneur. On voyait encore des temples consacrés aux Furies à Colone, à Mégapolis où on les adorait sous le nom de Maniai, et à Cérynée. Les coupables ne pouvaient entrer dans ce dernier sans devenir furieux à l'instant, et sans perdre la raison. Suivant Pausanias, ces exemples devinrent si fréquents qu'on fut obligé d'en interdire l'entrée.

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